Ethnométhodologie

3 La théorie utilitariste de l’action sociale

Ni la théorie critique ni d’autres mouvements sociologiques plus récents, comme l’ethnométhodologie ou la phénoménologie, n’ont réussi à fournir une base solide pour un consensus théorique entre les sociologues. Le caractère  » balkanisé  » de la théorie sociologique a incité certains sociologues à proposer d’identifier l’homo sociologicus avec l’homo oeconomicus. Cette proposition était motivée par le fait que le modèle de l’homo oeconomicus avait en fait été appliqué avec succès à plusieurs types de problèmes appartenant traditionnellement à la juridiction de la sociologie. Ainsi, la « théorie des opportunités » repose sur le postulat que le comportement criminel peut être analysé comme un comportement de maximisation. L’économiste G. Tullock (1974) avait montré que les données différentielles sur la criminalité pouvaient notamment être expliquées par une théorie proche de la théorie du comportement utilisée par les économistes néoclassiques. G. Becker, un autre économiste, a proposé d’analyser la discrimination sociale selon la même approche. Dans Accounting for Tastes, Becker (1996) analyse l’addiction comme résultant de considérations coût-bénéfice et affirme que le « modèle du choix rationnel », à savoir le modèle de l’homme proposé par les économistes néoclassiques, est la seule théorie capable d’unifier les sciences sociales. Cette idée générale avait été développée par J. Coleman (1990) dans ses Foundations of Social Theory.

L’idée d’expliquer l’action sociale par les postulats  » utilitaires  » (au sens de Bentham) n’est pas nouvelle. Les sociologues classiques l’utilisent occasionnellement. Ainsi, dans son ouvrage L’Ancien Régime et la Révolution française, Tocqueville ( 1986) explique que le sous-développement de l’agriculture française à la fin du XVIIIe siècle, au moment où l’agriculture britannique connaît une phase de modernisation rapide, est l’effet de l’absentéisme des propriétaires. Quant à ce dernier, il résulte du fait que les propriétaires français étaient socialement mieux lotis lorsqu’ils achetaient un office royal que lorsqu’ils restaient sur leurs terres. La centralisation française signifiait que de nombreux offices royaux étaient disponibles et apportaient prestige, pouvoir et influence à ceux qui les occupaient. En Grande-Bretagne, en revanche, un bon moyen d’accroître son influence était d’apparaître comme un gentleman farmer innovant et, ce faisant, d’obtenir des responsabilités politiques locales et éventuellement nationales. Ainsi, les propriétaires terriens de Tocqueville prennent leurs décisions sur la base d’une analyse coûts-avantages, dans la lignée du « modèle du choix rationnel ». Le résultat social est différent dans les deux contextes parce que les paramètres des deux contextes sont différents. Mais Tocqueville utilise ce modèle exclusivement sur des sujets où il semble rendre compte des faits historiques.

Les postulats utilitaristes défendus par les modélistes du choix rationnel n’étaient pas seulement utilisés occasionnellement par Tocqueville, ils avaient aussi été traités comme universellement valables par certains théoriciens, notamment Marx et Nietzsche et leurs disciples. Pour Marx, et encore plus pour les marxiens, les actions et les croyances individuelles doivent être analysées comme motivées par des intérêts de classe, même si le rôle final de ses intérêts peut rester méconnu par l’acteur lui-même (« fausse conscience »). Pour Nietzsche, et plus encore pour les Nietzschéens, les actions et les croyances individuelles doivent être analysées comme motivées par leurs conséquences psychologiques positives sur l’acteur lui-même. Ainsi, pour Nietzsche, la foi chrétienne s’est développée à l’origine parmi les classes inférieures en raison des avantages psychologiques qu’elles pouvaient tirer de l’adhésion à une foi qui promettait le Paradis aux faibles et aux pauvres. Dans ses Essais de sociologie de la religion, Weber (1920-1) est critique à l’égard de ces théories : « mes intérêts psychologiques ou sociaux peuvent attirer mon attention sur une idée, une valeur ou une théorie ; je peux avoir un préjugé positif ou négatif à leur égard. Mais je ne les approuverai que si je pense qu’elles sont valables, et pas seulement parce qu’elles servent mes intérêts ». La position de Weber a l’avantage de rendre inutile la théorie controversée de la « fausse conscience ». Comme le souligne à juste titre Nisbet (1966), les idées de ‘fausse conscience’ au sens marxien (le concept lui-même étant dû à F. Mehring) et de ‘rationalisation’ au sens freudien sont devenues courantes ; elles postulent cependant des mécanismes psychologiques hautement conjecturaux.

L’approche utilitariste proposée par les théoriciens du choix rationnel ne doit pas grand-chose à cette tradition marxienne-nietzschéenne. La motivation des « théoriciens du choix rationnel » réside plutôt dans le fait que les postulats utilisés par l’économie néoclassique expliquent de nombreux phénomènes sociaux qui intéressent les sociologues. De plus, ils rendent possible l’utilisation du langage mathématique dans la construction de la théorie sociologique. Surtout, ils fournissent des explications finales sans boîtes noires.

Si l’approche du  » choix rationnel  » est importante et peut être utilisée efficacement sur de nombreux sujets, sa prétention à être le terrain théorique sur lequel la sociologie pourrait être unifiée est injustifiée. Ses limites sont de plus en plus clairement reconnues par les économistes. Ainsi, Bruno Frey (1997) a montré que, dans certaines circonstances, les gens sont plus disposés à accepter des résultats peu agréables mais collectivement bénéfiques qu’à accepter des résultats pour lesquels ils reçoivent une compensation.

Généralement, une foule de phénomènes sociaux apparaissent aussi résistants à toute analyse de type « choix rationnel » que le suggère l’exemple du « paradoxe du vote ». Puisque dans une élection nationale, un seul vote a une influence pratiquement nulle sur le résultat, pourquoi un électeur  » rationnel  » devrait-il voter ?

Ferejohn et Fiorina (1974) ont proposé de considérer le paradoxe du vote comme similaire dans sa structure au pari de Pascal : comme la question de l’existence de Dieu est cruciale, même si la probabilité que Dieu existe est supposée proche de zéro, j’ai intérêt à parier qu’il existe. L’argument de Pascal est pertinent dans l’analyse des attitudes face au risque. Ainsi, il explique pourquoi il n’est pas nécessaire de forcer les gens à prendre une assurance contre l’incendie : le coût de l’assurance est faible et l’importance pour moi de la compensation des dommages dans le cas où ma maison brûlerait est grande, de sorte que je souscrirais normalement. Que le même argument puisse être utilisé de manière réaliste dans le cas du comportement de vote est plus controversé, notamment parce que les électeurs réels montrent souvent un intérêt très limité pour l’élection.

Overbye (1995) a proposé une théorie alternative : les gens voteraient parce que le non-vote serait considéré négativement, de sorte que le non-vote entraînerait un coût. Mais, les personnes rationnelles devraient voir que tout vote individuel ne parvient pas à influencer le résultat d’une élection ; pourquoi alors devraient-elles considérer le non-vote comme mauvais ?

Une autre théorie prétend que les gens votent parce qu’ils estiment de manière biaisée la probabilité que leur vote soit déterminant. Le biais doit être si puissant, cependant, qu’une telle hypothèse apparaît comme ad hoc.

Une autre théorie, reposant également sur le  » modèle du choix rationnel « , soumet que les gens votent parce qu’ils aiment voter. Dans ce cas, le coût du vote étant négatif, le paradoxe disparaît. Aussi simple soit-elle, cette théorie introduit l’hypothèse controversée que les électeurs seraient victimes de leur « fausse conscience », puisqu’ils ne voient pas qu’ils aiment simplement voter et croient qu’ils votent pour des raisons supérieures. De plus, cette théorie n’explique pas pourquoi le taux de participation est variable d’une élection à l’autre.

En fait, aucune théorie utilisant les postulats de base du  » modèle du choix rationnel  » ne semble aussi convaincante. La bonne explication est que les gens votent parce qu’ils croient que la démocratie est un bon régime, que les élections sont une institution de base de la démocratie, et qu’il faut voter tant qu’on a l’impression qu’une politique ou un candidat sont meilleurs que les autres. Il s’agit là d’un exemple de ce que Weber a appelé la  » rationalité axiologique « .’

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